LIVRE TROISIÈME - Chapitre I
De la réception que les Anglais firent à Tartarin à bord du « Tomahawk ». — Derniers adieux à l’île de Port Tarascon. — Conversation du Gouverneur sur le tillac avec son petit Las Cases. — Costecalde est retrouvé. — La dame du commodore. — Tartarin tire sa première baleine.
La dignité d’attitude de Tartarin, lorsqu’il monta sur le pont du Tomahawk, impressionna fort les Anglais, saisis surtout par le grand cordon de l’Ordre, rosé avec la Tarasque brodée, dont le Gouverneur s’écharpait comme d’un symbole maçonnique, et aussi par le manteau rouge et noir de grand de première classe qui enveloppait Pascalon de la tête aux pieds.
Les Anglais ont en effet, par-dessus tout, le respect de la hiérarchie, du fonctionnarisme et du maboulisme (de maboul, en langue arabe l’innocent, le bon toqué).
À la coupée du navire, Tartarin fut reçu par l’officier de service et conduit dans une cabine des premières avec les plus grands égards. Pascalon le suivit, bien récompensé de son dévouement, Car on lui donna la chambre à côté du Gouverneur, au lieu de le fourrer dans l’entrepont comme les autres Tarasconnais, entassés là en misérable troupeau d’émigrants, et pêle-mêle avec eux tout l’ancien état-major de l’île, ainsi puni de sa faiblesse et de sa lâcheté.
Entre la cabine de Tartarin et celle de son fidèle secrétaire se trouvait un petit salon garni de divans, de panoplies, de plantes exotiques, et une salle à manger où deux blocs de glace, dans des vases d’encoignure, entretenaient une perpétuelle fraîcheur.
Un maître d’hôtel, deux ou trois domestiques, étaient attachés à la personne de Son Excellence, qui acceptait ces honneurs du plus beau sang-froid, et à chaque nouvelle prévenance répondait « Parfaitemain ! »d’un ton de souverain habitué à tous les respects et à toutes les sollicitudes.
Au moment où on leva l’ancre, Tartarin monta sur le pont, malgré la pluie, pour dire un dernier adieu à son île.
Elle lui apparut confusément, dans le brouillard, assez distincte cependant à travers ce voile gris pour qu’on pût entrevoir le roi Négonko et ses bandits en train de piller la ville, la Résidence, et de danser sur le rivage une farandole effrénée.
Tous les catéchumènes du Père Bataillet, sitôt le missionnaire et les gendarmes partis, retournaient à leur bon instinct de nature.
Pascalon crut même reconnaître, au milieu des danses, la gracieuse silhouette de Likiriki, mais il n’en dit rien, de peur d’affliger son bon maître, qui semblait du reste fort indifférent à tout cela.
Très calme, les mains au dos, dans une historique et marmoréenne attitude, le héros tarasconnais regardait devant lui sans voir de plus en plus préoccupé des analogies de sa destinée avec celle de Napoléon, s’étonnant de découvrir entre le grand homme et lui mille points de ressemblance, même des faiblesses communes dont il convenait très simplement.
« Ainsi, tenez, disait-il à son petit Las Cases, Napoléon avait des colères terribles ; moi de même, surtout dans mon jeune temps… Par exemple, cette fois, au café de la Comédie, où, discutant avec Costecalde, j’envoyai d’un coup de poing sa tasse et la mienne en mille miettes…
– Bonaparte à Léoben !… remarqua timidement Pascalon.
– Tout juste, mon enfant, fit Tartarin avec un bon sourire.
Mais, en y songeant, c’est par l’imagination, leur fougueuse imagination méridionale, que l’Empereur et lui s’étaient le plus ressemblés. Napoléon l’avait grandiose, débordante, à preuve sa campagne d’Égypte, ses courses dans le désert sur un chameau, – encore une similitude frappante, ce chameau, – sa campagne de Russie, son rêve de la conquête des Indes.
Et lui, Tartarin, son existence tout entière n’était-elle pas un rêve fabuleux !…
les lions, les nihilistes, la Jungfrau, le gouvernement de cette île à cinq mille lieues de France ! Certes il ne contestait pas la supériorité de l’Empereur, à certains points de vue ; mais lui, du moins, n’avait pas fait verser le sang, des fleuves de sang ! ni terrifié le monde comme l’otre…
Cependant l’île disparaissait au loin, et Tartarin, appuyé contre le bastingage, continuait à parler à haute voix pour la galerie, pour les matelots qui enlevaient les escarbilles tombées sur le pont, pour les officiers de quart qui s’étaient rapprochés.
À la longue, il devenait ennuyeux. Pascalon lui demanda la permission d’aller à l’avant se mêler aux Tarasconnais, dont on apercevait de loin quelques groupes consternés sous la pluie, afin, disait-il, de savoir un peu ce qu’ils pensaient du Gouverneur, surtout dans l’espérance de glisser à sa chère Clorinde quelques mots d’encouragement et de consolation.
Une heure plus tard, en revenant, il trouva Tartarin installé sur le divan du petit salon, à l’aise, en caleçon de flanelle et foulard de tête, comme chez lui à Tarascon, dans sa petite maison du Cours, en train de fumer pipette devant un délicieux sherry-gobbler.
D’une humeur adorable, le maître demanda :
« Hé bien, qu’est-ce qu’ils vous ont dit de moi, ces braves gens ? »
Pascalon ne cacha pas qu’ils lui avaient paru tous « très montés ! »
Empilés dans l’entrepont de l’avant comme des bestiaux, mal nourris, durement traités, ils rendaient le Gouverneur responsable de toutes leurs déconvenues.
Mais Tartarin haussa les épaules ; il connaissait son peuple, vous pensez bien !
Tout cela sécherait au premier matin de soleil.
« Sûr qu’ils ne sont pas méchants, répondit Pascalon, mais c’est ce mauvais gueux de Costecalde qui les excite.
– Costecalde. Comment ça ?… Que parlez-vous de Costecalde ? »
Tartarin s’était troublé en entendant ce nom funeste.
Pascalon lui expliqua comment leur ennemi, rencontré et recueilli en mer par le Tomahawk dans un canot où il mourait de faim et de soif, avait traîtreusement signalé la présence d’une colonie provençale sur territoire anglais, et guidé le navire jusque dans la rade de Port-Tarascon. Les yeux du Gouverneur étincelèrent « Ah ! le gueux !… Ah ! le forban !… »
Il se calma au récit que lui fit Pascalon des sinistres aventures de l’ancien fonctionnaire et de ses acolytes.
Truphénus noyé !… Les trois autres miliciens, en descendant à terre pour faire de l’eau, pris par les anthropophages !… Barban trouvé mort d’inanition au fond de la barque !… Quant à Rugimabaud, un requin l’avait mangé. » Ah vai ! un requin !… Dites plutôt cet infâme Costecalde.
– Mais le plus extraordinaire de tout, monsieur le Gou… Gouverneur, c’est que Costecalde prétend avoir rencontré en pleine mer, un jour de tempête, sous les éclairs, devinez qui ?…
– Que diable veux-tu que je devine ?
– La Tarasque la mère-grand !
– Quelle imposture !… »
Après tout, qui sait ?… Le Tutu-panpan pouvait avoir fait naufrage ; ou peut-être qu’un coup de mer avait enlevé la Tarasque amarrée sur le pont… À ce moment le steward vint présenter le menu à M. le Gouverneur, qui s’attablait quelques instants après, avec son secrétaire, en face d’un excellent dîner au Champagne, où figuraient de superbes tranches de saumon, un roastbeef rosé, cuit à miracle, et pour dessert le plus savoureux pudding. Tartarin le trouva si bon qu’il en fit porter une bonne part au Père Bataillet et à Franquebalme ; quant à Pascalon, il confectionna quelques sandwichs de saumon qu’il mit de côté. Est-il besoin de dire pour qui, pécaïre !
Dès le deuxième jour de navigation, lorsque l’île ne fut plus en vue, comme si elle eût été au milieu de ces archipels un réservoir isolé de brouillards et de pluie, le beau temps apparut.
Chaque matin, après le déjeuner, Tartarin montait sur le pont et s’installait à une place, toujours la même, pour causer avec Pascalon.
Ainsi Napoléon, à bord du Northumberland, avait son poste favori, ce canon auquel il s’appuyait et qu’on appelait le canon de l’Empereur.
Le grand Tarasconnais pensait-il à cela ? Cette coïncidence était-elle voulue ? Peut-être ; mais elle ne doit le diminuer en rien à nos yeux. Est-ce que Napoléon, en se livrant à l’Angleterre, ne songeait pas à Thémistocle, et sans même le dissimuler ?
« Je viens comme Thémistocle… » Et qui sait si Thémistocle lui-même, venant s’asseoir au foyer des Perses… ? L’humanité est si vieille, si encombrée, si piétinée ! On y marche toujours dans les traces de quelqu’un…
Du reste, les détails que Tartarin donnait à son petit Las Cases ne rappelaient en rien l’existence de Napoléon et lui étaient bien personnels à lui, Tartarin de Tarascon.
C’était son enfance sur le Tour-de-Ville, ses précoces aventures en revenant du cercle, la nuit ; tout petit, déjà le goût des armes, des chasses aux grands fauves ; et toujours ce bon sens latin qui ne l’abandonnait pas dans les plus folles escapades, cette voix intérieure qui lui disait « Rentre de bonne heure…, ne t’enrhume pas. »
C’était encore, au lointain de sa mémoire, dans une excursion au pont du Gard, une vieille, vieille gitane, lui disant, après avoir regardé les lignes de sa main « Un jour, tu seras roi. » Vous pensez si cet horoscope fit rire tout le monde ! Il devait se réaliser pourtant.
Ici le grand homme s’interrompit :
« Je vous jette ces choses, voyez, un peu à la bousculade, comme elles me viennent, mais pour le Mémorial je crois que cela pourra vous être utile…
– Certes ! » fit Pascalon, qui buvait les paroles de son héros, tandis qu’une demi-douzaine de jeunes midships, groupés autour de Tartarin, écoutaient ses récits, bouche bée.
Mais la plus attentive était la femme du commodore, une toute jeune, dolente et délicate créole, étendue non loin de là sur une chaise longue en bambou, avec des poses abandonnées, la pâleur chaude d’un magnolia, de grands yeux noirs, doux, profonds, pensifs… Celle-là, oui, s’en abreuvait des histoires de Tartarin.
Tout fier de voir son maître si passionnément écouté, Pascalon le voulait plus glorieux encore, lui faisait raconter ses chasses au lion, son ascension de la Jungfrau, la défense de Pampérigouste. Et le héros, bon enfant comme toujours, prêtant la main à cet innocent compérage, se livrait tout entier, se laissait feuilleter comme un livre, mais un livre à images, illustré par son expressive mimique tarasconnaise et les pan ! pan ! de ses aventures de chasse.
La créole, frileusement pelotonnée sur sa chaise longue, tressaillait à chaque éclat de voix, et ses émotions se marquaient d’une touche fine, d’une vaporeuse montée de rosé sur son teint délicat d’aquarelle.
Quand le mari, le commodore, sorte de Hudson Lowe à museau de fouine méchante, venait la chercher pour la faire rentrer, elle suppliait :
« Non, non…, pas encore, » coulant un regard vers le grand homme de Tarascon, qui n’était pas sans l’avoir remarquée non plus et, pour elle, haussait la voix avec quelque chose de plus noble dans l’attitude et dans l’accent.
Quelquefois, en regagnant leur cabine après une de ces séances, il interrogeait Pascalon d’un air négligent :
« Que vous a dit la dame du commodore ? Il me semble qu’il était question de moi, hé ?…
– Effectivement, maî…ître. Cette personne me disait qu’elle avait déjà beaucoup entendu parler de vous.
– Cela ne m’étonne pas, fit Tartarin simplement, je suis très populaire en Angleterre. »
Encore une analogie avec Napoléon.
Un matin, monté sur le pont de bonne heure, il fut très étonné de ne pas y trouver sa créole comme d’habitude. Sans doute le mauvais temps qu’il faisait ce jour-là, la température un peu vive, les embruns éclaboussant la dunette, ne lui avaient pas permis de sortir, si délicate de santé, si nerveusement impressionnable !
Le pont lui-même et l’équipage semblaient gagnés par l’agitation de la mer.
Une baleine venait d’être signalée, fait assez rare dans ces parages. Elle n’avait pas d’évents, ne lançait pas de jets d’eau ; à quoi des matelots prétendaient reconnaître une femelle, d’autres une baleine d’espèce particulière. On n’était pas d’accord.
Comme elle restait sur la route du navire sans s’éloigner, un délégué du carré des élèves alla demander au commandant la permission de la pêcher. Il refusa, mauvais chien comme toujours, sous prétexte qu’on n’avait pas de temps à perdre et donna seulement l’autorisation de tirer à la bête quelques coups de fusil.
Elle se trouvait à deux cent cinquante ou trois cents mètres environ, et tantôt se montrait, tantôt disparaissait, suivant le mouvement de la mer, moutonnante et très lourde, ce qui rendait le tir difficile.
Après quelques coups de feu, dont les gabiers dans les enfléchures annonçaient les résultats, elle n’avait pas encore été touchée, car elle continuait à jouer, à cabrioler au ras de l’eau, et tout le monde regardait, même les Tarasconnais, qui grelottaient là-bas à l’avant, arrosés, trempés, bien plus exposés aux éclaboussures des coups de mer que les gentlemen de l’arrière.
Mêlé aux jeunes officiers, qui essayaient leur adresse, Tartarin jugeait les coups :
« Trop loin !… trop court !…
– Si vous tiriez, maî…aître ? » bêla Pascalon.
Aussitôt, d’un geste vif de jeunesse, un midship se tourna vers Tartarin :
« Voulez-vous, monsieur le Gouverneur ? »
Il offrait sa carabine ; et ce fut quelque chose, la façon dont Tartarin prit l’arme, la soupesa, l’épaula, tandis que Pascalon demandait, fier et timide :
« Combien comptez-vous pour la baleine ?
– Je n’ai pas souvent tiré ce gibier-là, répondit le héros, mais il me semble qu’on peut compter dix. »
Il visa, compta dix, tira et rendit la carabine à l’officier.
« Je crois qu’elle en a, dit le midshipman.
– hurrah !… criaient les matelots.
– Je le savais, » dit Tartarin, modeste.
Mais à ce moment des hurlements épouvantables remplirent l’air, une bousculade enragée qui fit accourir le commandant, croyant à quelque assaut de son bord par une bande de pirates. Les Tarasconnais de l’avant bondissaient, gesticulaient, vociférant tous ensemble dans le bruit du vent et des vagues.
« La Tarasque… Il a tiré sur la Tarasque… Il a tiré sur la mère-grand…
– Outre ! Que disent-ils donc ? » fit Tartarin, qui pâlissait.
À dix mètres maintenant du navire, la Tarasque de Tarascon, la monstrueuse idole, dressait au-dessus des flots verts son dos squameux, sa tête chimérique au rire féroce et vermillonné, aux yeux sanglants.
Faite de bois très dur, solidement charpentée, elle tenait la lame depuis le jour où, comme on le sut plus tard, un coup de mer l’avait arrachée du pont de Scrapouchinat. Elle roulait au gré de tous les courants marins, luisante, algueuse, coquillageuse, mais sans avarie, échappée aux typhons les plus épouvantables, intacte, indestructible ; et sa première, son unique blessure, était celle que Tartarin de Tarascon venait de lui faire…
Lui ! à elle ! La cicatrice toute fraîche apparaissait au milieu du front de la pauvre mère-grand !
Un officier anglais s’exclama :
« Regardez donc, lieutenant Shipp, quel drôle d’animal est-ce que cela ?
– C’est la Tarasque, jeune homme, dit Tartarin solennel. C’est l’aïeule, la grand’mère vénérable de tout bon Tarasconnais. »
L’officier resta stupéfait, et il y avait de quoi, en apprenant que ce monstre bizarre était la grand’mère de l’étrange peuplade noiraude et moustachue, recueillie sur une île sauvage à cinq mille lieues en mer.
Tartarin s’était découvert respectueusement en parlant ainsi, mais déjà la mère-grand était loin, emportée par les courants du Pacifique, où elle doit errer encore, insubmersible épave que les récits des voyageurs, sous le nom de poulpe géant, de serpent de mer, signalent tantôt ici, tantôt là, à la grande terreur des équipages baleiniers.
Aussi longtemps qu’on put la voir, le héros la suivit des yeux, sans mot dire ; quand elle ne fut plus qu’un petit point noir à l’horizon blanchissant des flots, alors seulement il murmura d’une voix faible :
« Pascalon, je vous le dis, voilà un coup de fusil qui me portera malheur ! » Et tout le reste du jour il demeura soucieux, plein de remords et de terreur sacrée.