V - Quand Tartarin allait au cercle

 
 
Branle-bas de combat ! comme disent les matelots.
 
À la main gauche, Tartarin prenait un coup-de-poing à pointes de fer, à la main droite une canne à épée ; dans la poche gauche, un casse-tête ; dans la poche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et flanelle, un kriss malais. Par exemple, jamais de flèche empoisonnée ; ce sont des armes trop déloyales !…
 
Avant de partir, dans le silence et l’ombre de son cabinet, il s’exerçait un moment, se fendait, tirait au mur, faisait jouer ses muscles ; puis, il prenait son passe-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser. – À l’anglaise, messieurs, à l’anglaise ! c’est le vrai courage. – Au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Il l’ouvrait brusquement, violemment, de façon à ce qu’elle allât battre en dehors contre la muraille… S’ils avaient été derrière, vous pensez quelle marmelade !… Malheureusement, ils n’étaient pas derrière.
 
 
Sur le chemin d’Avignon, pas un chat. Portes closes, fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin un réverbère, clignotant dans le brouillard du Rhône…
 
Superbe et calme, Tartarin de Tarascon s’en allait ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en mesure, et du bout ferré de sa canne arrachant des étincelles aux pavés… Boulevards, grandes rues ou ruelles, il avait soin de tenir toujours le milieu de la chaussée, excellente mesure de précaution qui vous permet de voir venir le danger, et surtout d’éviter ce qui, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois des fenêtres. À lui voir tant de prudence, n’allez pas croire au moins que Tartarin eût peur… Non ! seulement il se gardait.
 
La meilleure preuve que Tartarin n’avait pas peur, c’est qu’au lieu d’aller au cercle par le cours, il y allait par la ville, c’est-à-dire par le plus long, par le plus noir, par un tas de vilaines petites rues au bout desquelles on voit le Rhône luire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu’au détour d’un de ces coupe-gorge ils allaient s’élancer de l’ombre et lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, je vous en réponds… Mais, hélas ! par une dérision du destin, jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n’eut la chance de faire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même un ivrogne. Rien !
 
Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas, des voix étouffées… « Attention ! » se disait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant l’ombre, prenant le vent, appuyant son oreille contre terre à la mode indienne… Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes… Plus de doutes ! Ils arrivaient… Ils étaient là. Déjà Tartarin, l’œil en feu, la poitrine haletante, se ramassait sur lui-même comme un jaguar, et se préparait à bondir en poussant son cri de guerre… quand tout à coup, du sein de l’ombre, il entendait de bonnes voix tarasconnaises l’appeler bien tranquillement :
 
« Té ! vé !… c’est Tartarin… Et adieu, Tartarin ! »
 
Malédiction ! c’était le pharmacien Bézuquet avec sa famille qui venait de chanter la sienne chez les Costecalde. – « Bonsoir ! bonsoir ! » grommelait Tartarin, furieux de sa méprise ; et, farouche, la canne haute, il s’enfonçait dans la nuit.
 
Arrivé dans la rue du cercle, l’intrépide Tarasconnais attendait encore un moment en se promenant de long en large devant la porte avant d’entrer… À la fin, las de les attendre et certain qu’ils ne se montreraient pas, il jetait un dernier regard de défi dans l’ombre et murmurait avec colère : « Rien !… rien !… jamais rien ! »
 
Là-dessus le brave homme entrait faire son bésigue avec le commandant.