Chapitre IV
Embarquement de Tarasque – Machine avant ! – Les abeilles quittent la ruche. – L’odeur de l’Inde et l’odeur de Tarascon. – Tartarin apprend le papoua. – Distractions de la traversée.
Vous parlez de pittoresque.
Si vous aviez vu le pont du Tutu-panpan ce matin de mai 1881, c’est là qu’il y en avait du pittoresque ! Tous les directeurs en tenue de cérémonie : Tournatoire directeur général de la santé, Costecalde directeur des cultures, Bravida général en chef de milice, et vingt autres offrant aux yeux un mélange de costumes variés, brodés d’or et d’argent ; beaucoup portant en outre le manteau de grand de première classe, rouge, galonné d’or. Au milieu de cette foule chamarrée, la tache blanche du Père Bataillet, grand aumônier de la colonie et chapelain du Gouverneur.
La milice surtout étincelait. La plus grande partie des simples miliciens ayant été expédiée par les autres bateaux, il ne restait guère là que les officiers, sabre aux poings, revolver à la ceinture, le buste cambré, la poitrine en avant sous le coquet dolman à aiguillettes et à brandebourgs, fiers surtout de leurs magnifiques bottes au miroitant vernis.
Parmi les uniformes et les costumes se mêlaient les toilettes des dames, de couleurs chatoyantes, claires et gaies, avec des rubans et des écharpes flottant à l’air, et, par-ci par-là, quelques coiffes tarasconnaises de servantes. Sur tout cela, sur le navire aux cuivres étincelants, aux mâts dressés vers le ciel, imaginez un beau soleil, un soleil de jour de fête, pour horizon le large Rhône, vagué comme une mer, rebroussé par le mistral, et vous aurez l’idée du Tutu-panpan en partance pour Port-Tarascon.
Le duc de Mons n’avait pu assister au lancement, retenu à Londres par une nouvelle émission. C’est qu’il en fallait de l’argent, pour payer bateaux, équipages et ingénieurs, tous les frais de l’émigration ! Le duc avait annoncé des fonds le matin même par dépêche. Et tous admiraient le côté pratique de l’homme du Nord.
« Quel exemple il nous donne, messieurs ! » déclamait Tartarin, ajoutant toujours :
« Imitons-le… Pas d’emballemain ! » C’est vrai que lui-même avait l’air très calme, très simple aussi, sans le moindre « flafla », au milieu de tous ses administrés en costume, seulement le grand cordon de l’Ordre en sautoir sur sa redingote.
Du pont du Tutu-panpan, on voyait les colons venir de loin, par groupes, apparaître à des tournants de rue, puis déboucher sur le quai, enfin reconnaissables et salués par leurs noms :
« Ah ! Voilà les Roquetaillade !…
–Té ! Monsieur Franquebalme ! »
Et des cris, des bravos enthousiastes ! On fit entre autres une ovation à l’antique douairière comtesse d’Aigueboulide, quasi centenaire, quand on la vit monter lestement à bord, en mantelet de soie puce, la tête branlante, portant d’une main sa chaufferette et de l’autre sa vieille perruche empaillée.
La ville se vidait de minute en minute, les rues semblaient plus larges entre les maisons closes, les boutiques à volets fermés, et toutes les persiennes ou jalousies baissées.
Tout le monde à bord, il y eut une minute de grand recueillement, de silence solennel, bercé par le sifflement de la vapeur sous pression. Des centaines d’yeux se tournaient vers le capitaine, debout sur la dunette, prêt à donner l’ordre de déraper. Tout à coup quelqu’un cria :
« Et la Tarasque »…
Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la Tarasque, l’animal fabuleux qui a donné son nom à la ville de Tarascon. Pour rappeler son histoire brièvement, c’était, cette Tarasque, en des temps très anciens, un monstre redoutable, qui désolait l’embouchure du Rhône. Sainte Marthe, venue en Provence après la mort de Jésus, alla, vêtue de blanc, chercher la bête au milieu des marais, et l’amena en ville, liée seulement d’un ruban bleu, mais domptée, captivée par l’innocence et la piété de la sainte.
Depuis, les Tarasconnais célèbrent tous les dix ans une fête où l’on promène à travers les rues un monstre en bois et carton peint, tenant de la tortue, du serpent et du crocodile, grossière et burlesque effigie de la Tarasque d’autrefois, vénérée maintenant comme une idole, logée aux frais de l’État et connue dans tout le pays sous le nom de « la mère-grand ! ».
Partir sans la mère-grand, ne leur semblait pas possible. Quelques jeunes gens s’élancèrent et l’amenèrent au quai rapidement.
Ce fut une explosion de larmes, de cris d’enthousiasme, comme si l’âme de la ville, la patrie elle-même respirait en ce monstre de carton d’un si difficile embarquement.
Beaucoup trop grande pour trouver place à l’intérieur du navire, on attacha la Tarasque sur le pont à l’arrière ; et là, cocasse, énorme, l’air d’un monstre de féerie, avec son ventre en toile et ses écailles peintes, sa tête dressée au-dessus du bastingage, elle complétait bien l’ensemble pittoresque et bizarre du chargement, semblait une de ces chimères sculptées à la proue des naufs et chargées de présider aux destinées du voyage. On l’entourait avec respect ; quelques-uns lui parlaient, la flattaient de la main.
En voyant cette émotion, Tartarin craignit qu’elle n’éveillât dans les cœurs le regret de la patrie quittée, et, sur un signe de lui, le capitaine Scrapouchinat commanda tout à coup, d’une voix formidable :
« Machine en avant !… »
Aussitôt éclatèrent les sonneries de la fanfare, les sifflements de la vapeur, les bouillonnements de l’eau sous l’hélice, dominés par la voix d’Excourbaniès :
« Fen dé brut !… faisons du bruit !… ». Le rivage s’enfuit d’un bond ; la ville, les tours du roi René, reculèrent dans le lointain, de plus en plus rapetissées, comme brouillées dans la vibrante lumière du soleil sur le Rhône.
Tous, penchés sur les bordages, tranquilles, souriants, indifférents, regardaient la patrie s’en aller, disparaître là-bas, sans plus d’émotion, maintenant qu’ils avaient avec eux la bonne Tarasque, qu’un essaim d’abeilles changeant de ruche au son des chaudrons, ou qu’un grand triangle d’étourneaux en vol vers l’Afrique.
Et, vraiment, elle les protégea, leur Tarasque. Temps divin, mer resplendissante, pas une tempête, pas un grain, jamais traversée ne fut plus favorable.
Au canal de Suez, on tira bien un peu la langue, sous le feu d’un soleil ardent, malgré la coiffure coloniale adoptée par tous à l’exemple de Tartarin : casque de liège recouvert de toile blanche et garni d’un voile de gaze verte ; mais ils ne souffrirent pas trop de cette température de fournaise, à laquelle le ciel de Provence les avait dès longtemps acclimatés.
Après Port-Saïd et Suez, après Aden, la mer Rouge franchie, le Tutu-panpan se lança à travers la mer des Indes, d’une marche rapide et soutenue, sous un ciel blanc, laiteux, velouté comme un de ces aïolis, une de ces crémeuses pommades d’ail que les émigrants mangeaient à tous leurs repas.
Ce qu’il s’en consommait d’ail, à bord ! On en avait emporté d’énormes provisions, et son délicieux bouquet marquait le sillage du navire, mêlant l’odeur de Tarascon à l’odeur de l’Inde.
Bientôt on longea des îles émergeant de la mer en corbeilles de fleurs étranges où voltigeaient de magnifiques oiseaux habillés de pierreries. Les nuits calmes, transparentes, illuminées de myriades d’étoiles, semblaient traversées de vagues musiques lointaines et de danses de bayadères.
Aux Maldives, à Ceylan, à Singapour, on eût fait des escales divines, mais les Tarasconnaises, Mme Excourbaniès en tête, défendaient à leurs maris de descendre à terre.
Un féroce instinct de jalousie les mettait toutes en garde contre ce dangereux climat des Indes et ses effluves amollissantes qui flottaient jusque sur le pont du Tutu-panpan. Il n’y avait qu’à voir, le soir venu, le timide Pascalon s’appuyer au bastingage auprès de Mlle Clorinde des Espazettes, grande et belle jeune fille dont le charme aristocratique l’attirait.
Le bon Tartarin leur souriait de loin dans sa barbe, et d’avance prévoyait un mariage pour l’arrivée.
Du reste, depuis le commencement de la traversée, le Gouverneur se montrait à tous d’une douceur, d’une indulgence, qui contrastait avec les violences et les sombreurs du capitaine Scrapouchinat, véritable tyran à son bord, s’emportant au moindre mot parlant tout de suite de vous « faire fusiller comme un singe vert ». Tartarin, patient et raisonnable, se soumettait aux caprices du capitaine, cherchait même à l’excuser, et, pour détourner la colère de ses miliciens, leur donnait l’exemple d’une infatigable activité.
Les heures de sa matinée étaient consacrées à l’étude du papoua, sous la direction de son chapelain, le R.P. Bataillet, qui, en sa qualité d’ancien missionnaire, connaissait cette langue et bien d’autres.
Dans la journée, Tartarin réunissait tout son monde, soit sur le pont, soit dans le salon, et faisait des conférences, débitait sa science toute fraîche sur les plantations de canne à sucre et l’exploitation du tripang.
Deux fois par semaine, cours de chasse, car là-bas, dans la colonie, on allait trouver du gibier, ce ne serait pas comme à Tarascon, où l’on était réduit à chasser des casquettes lancées en l’air.
« Vous tirez bien, enfants, mais vous tirez trop vite, » disait Tartarin. Ils avaient le sang trop chaud ; il faudrait se modérer.
Et il leur donnait d’excellents conseils, leur enseignait les temps qu’il fallait prendre selon les différentes espèces animales, en comptant méthodiquement comme au métronome.
« Pour la caille, trois temps. Un, deux, trois…, pan !… ça y est… Pour la perdrix, » – et secouant sa main ouverte il imitait le vol de l’oiseau, – « pour la perdrix, comptez deux seulement. Un, deux…, pan !… Ramassez, elle est morte. »
Ainsi passaient les heures monotones de la traversée, et chaque tour d’hélice rapprochait de la réalisation de leurs rêves tous ces braves gens qui se berçaient au long de la route de beaux projets d’avenir, voyageaient avec l’illusion de ce qui les attendait là-bas, ne parlaient qu’installation, défrichements, embellissements imaginaires à leurs futures propriétés.
Le dimanche était jour de repos, jour de fête.
Le Père Bataillet disait la messe à l’arrière, en grande pompe ; et des sonneries de clairons éclataient, les tambours battaient aux champs, au moment où le prêtre levait l’hostie. Après la messe, le Révérend Père racontait quelqu’une de ces paraboles ardentes où il excellait, moins un sermon qu’un mystère poétique tout brûlant de foi méridionale.
Voici un de ces récits, naïf comme une histoire de saints se déroulant sur les vitraux d’une vieille église de village ; mais, pour en savourer tout le charme, il vous faut imaginer le bateau lavé de frais, tous ses cuivres reluisants, les dames en cercle, le Gouverneur sur son fauteuil canné, entouré de ses directeurs en grand costume, les miliciens sur deux rangs, les matelots dans les enfléchures, et tout ce monde silencieux, attentif, les yeux tournés vers le Père, debout sur les marches de l’autel. Les coups de l’hélice rythment sa voix ; sur le ciel pur, profond, la fumée du steamer s’allonge, droite et mince ; les dauphins cabriolent au ras des lames ; les oiseaux de mer, goélands, albatros, suivent en criant le sillage du navire, et le Père-Blanc, avec son épaule de côté, a l’air lui-même, quand il lève et secoue ses larges manches, d’un de ces grands oiseaux battant des ailes et prêt à partir.