XII - On nous écrit de Tarascon

 
 
Tout à coup, en entrant dans la ville, un appel formidable le réveilla.
 
– Hé ! monstre de sort ! on dirait monsieur Tartarin.
 
À ce nom de Tartarin, à cet accent joyeusement méridional, le Tarasconnais leva la tête et aperçut à deux pas de lui la brave figure tannée de maître Barbassou, le capitaine du Zouave, qui prenait l’absinthe en fumant sa pipe sur la porte d’un petit café.
 
– Hé ! adieu Barbassou, fit Tartarin en arrêtant sa mule.
 
Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda un moment avec de grands yeux ; puis le voilà parti à rire, à rire tellement, que Sidi Tart’ri en resta tout interloqué, le derrière sur ses pastèques.
 
– Qué turban, mon pauvre monsieur Tartarin !… C’est donc vrai ce qu’on dit, que vous vous êtes fait Teur ?… Et la petite Baïa, est-ce qu’elle chante toujours Marco la Belle ?
 
Marco la Belle ! fit Tartarin indigné… Apprenez, capitaine, que la personne dont vous parlez est une honnête fille maure, et qu’elle ne sait pas un mot de français.
 
– Baïa, pas un mot de français ?… D’où sortez-vous donc ?…
 
Et le brave capitaine se remit à rire plus fort.
 
Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart’ri qui s’allongeait, il se ravisa.
 
– Au fait, ce n’est peut-être pas la même… Mettons que j’ai confondu… Seulement, voyez-vous, monsieur Tartarin, vous ferez tout de même bien de vous méfier des Mauresques algériennes et des princes du Monténégro !…
 
Tartarin se dressa sur ses étriers en faisant sa moue.
 
– Le prince est mon ami, capitaine.
 
– Bon ! bon ! ne nous fâchons pas… Vous ne prenez pas une absinthe ? Non. Rien à faire dire au pays ?… Non plus… Eh bien ! alors, bon voyage… À propos, collègue, j’ai là du bon tabac de France, si vous en vouliez emporter quelques pipes… Prenez donc ! prenez donc ! ça vous fera du bien… Ce sont vos sacrés tabacs d’Orient qui vous barbouillent les idées.
 
Là-dessus le capitaine retourna à son absinthe et Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le chemin de sa maisonnette… Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire, les insinuations de Barbassou l’avaient attristé, puis ces jurons du cru, l’accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vagues remords.
 
Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au bain… La négresse lui parut laide, la maison triste… En proie à une indéfinissable mélancolie, il vint s’asseoir près de la fontaine et bourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était enveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant, le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.
 
On nous écrit de Tarascon :
 
« La ville est dans les transes. Tartarin, le tueur de lions, parti pour chasser les grands félins en Afrique, n’a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois… Qu’est devenu notre héroïque compatriote ?… On ose à peine se le demander, quand on a connu comme nous cette tête ardente, cette audace, ce besoin d’aventures… A-t-il été comme tant d’autres englouti dans le sable, ou bien est-il tombé sous la dent meurtrière d’un de ces monstres de l’Atlas dont il avait promis les peaux à la municipalité ?… Terrible incertitude ! Pourtant des marchands nègres, venus à la foire de Beaucaire, prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont le signalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait vers Tombouctou… Dieu nous garde notre Tartarin ! »
 
Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit, pâlit, frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle, les chasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez Costecalde, et, planant au-dessus comme un aigle éployé, la formidable moustache du brave commandant Bravida.
 
Alors, de se voir là, comme il était, lâchement accroupi sur sa natte, tandis qu’on le croyait en train de massacrer des fauves, Tartarin de Tarascon eut honte de lui-même et pleura.
 
Tout à coup le héros bondit :
 
« Au lion ! au lion ! »
 
Et s’élançant dans le réduit poudreux où dormaient la tente-abri, la pharmacie, les conserves, la caisse d’armes, il les traîna au milieu de la cour.
 
Tartarin-Sancho venait d’expirer ; il ne restait plus que Tartarin-Quichotte.
 
Le temps d’inspecter son matériel, de s’armer, de se harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d’écrire deux mots au prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sous l’enveloppe quelques billets bleus mouillés de larmes, et l’intrépide Tarasconnais roulait en diligence sur la route de Blidah, laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant le narghilé, le turban, les babouches, toute la défroque musulmane de Sidi Tart’ri qui traînait piteusement sous les petits trèfles blancs de la galerie…