X - Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur
Le lendemain de cette soirée aux Platanes, dès le petit jour, le prince Grégory était dans la chambre du Tarasconnais.
– Vite, vite, habillez-vous… Votre Mauresque est retrouvée… Elle s’appelle Baïa… Vingt ans, jolie comme un cœur, et déjà veuve…
– Veuve !… quelle chance ! fit joyeusement le brave Tartarin, qui se méfiait des maris d’Orient.
– Oui, mais très surveillée par son frère.
– Ah ! diantre !…
– Un Maure farouche qui vend des pipes au bazar d’Orléans…
Ici un silence.
– Bon ! reprit le prince, vous n’êtes pas homme à vous effrayer pour si peu ; et puis on viendra peut-être à bout de ce forban en lui achetant quelques pipes… Allons vite, habillez-vous… heureux coquin !
Pâle, ému, le cœur plein d’amour, le Tarasconnais sauta de son lit et, boutonnant à la hâte son vaste caleçon de flanelle :
– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
– Elle sait donc le français ?… fit d’un air désappointé le naïf Tartarin qui rêvait d’Orient sans mélange.
– Elle n’en sait pas un mot, répondit le prince imperturbablement… mais vous allez me dicter la lettre, et je traduirai à mesure.
– Ô prince, que de bontés !
Et le Tarasconnais se mit à marcher à grands pas dans la chambre, silencieux et se recueillant.
Vous pensez qu’on n’écrit pas à une Mauresque d’Alger comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement que notre héros avait par devers lui ses nombreuses lectures qui lui permirent, en amalgamant la rhétorique apache des Indiens de Gustave Aimard avec le Voyage en Orient de Lamartine, et quelques lointaines réminiscences du Cantique des cantiques, de composer la lettre la plus orientale qu’il se pût voir. Cela commençait par :
« Comme l’autruche dans les sables… »
Et finissait par :
« Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur… »
À cet envoi, le romanesque Tartarin aurait bien voulu joindre un bouquet de fleurs emblématiques, à la mode orientale ; mais le prince Grégory pensa qu’il valait mieux acheter quelques pipes chez le frère, ce qui ne manquerait pas d’adoucir l’humeur sauvage du monsieur et ferait certainement très grand plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.
– Allons vite acheter des pipes ! fit Tartarin plein d’ardeur.
– Non !… non !… Laissez-moi y aller seul. Je les aurai à meilleur compte…
– « Comment ! vous voulez… Ô prince… prince… »
Et le brave homme, tout confus, tendit sa bourse à l’obligeant Monténégrin, en lui recommandant de ne rien négliger pour que la dame fût contente.
Malheureusement l’affaire – quoique bien lancée – ne marcha pas aussi vite qu’on aurait pu l’espérer.
Très touchée, paraît-il, de l’éloquence de Tartarin et du reste aux trois quarts séduite par avance, la Mauresque n’aurait pas mieux demandé que de le recevoir ; mais le frère avait des scrupules, et, pour les endormir, il fallut acheter des douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes…
« Qu’est-ce que diable Baïa peut faire de toutes ces pipes ? » se demandait parfois le pauvre Tartarin ; – mais il paya quand même et sans lésiner.
Enfin, après avoir acheté des montagnes de pipes et répandu des flots de poésie orientale, on obtint un rendez-vous.
Je n’ai pas besoin de vous dire avec quels battements de cœur le Tarasconnais s’y prépara, avec quel soin ému il tailla, lustra, parfuma sa rude barbe de chasseur de casquettes, sans oublier – car il faut tout prévoir – de glisser dans sa poche un casse-tête à pointes et deux ou trois revolvers.
Le prince, toujours obligeant, vint à ce premier rendez-vous en qualité d’interprète. La dame habitait dans le haut de la ville. Devant sa porte, un jeune Maure de treize à quatorze ans fumait des cigarettes. C’était le fameux Ali, le frère en question. En voyant arriver les deux visiteurs, il frappa deux coups à la poterne et se retira discrètement.
La porte s’ouvrit. Une négresse parut qui, sans dire un seul mot, conduisit ces messieurs à travers l’étroite cour intérieure dans une petite chambre fraîche où la dame attendait, accoudée sur un lit bas… Au premier abord, elle parut au Tarasconnais plus petite et plus forte que la Mauresque de l’omnibus… Au fait, était-ce bien la même ? Mais ce soupçon ne fit que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair.
La dame était si jolie ainsi avec ses pieds nus, ses doigts grassouillets chargés de bagues, rose, fine, et sous son corselet de drap doré, sous les ramages de sa robe à fleurs laissant deviner une aimable personne un peu boulotte, friande à point, et ronde de partout… Le tuyau d’ambre d’un narghilé fumait à ses lèvres et l’enveloppait toute d’une gloire de fumée blonde.
En entrant, le Tarasconnais posa une main sur son cœur, et s’inclina le plus mauresquement possible, en roulant de gros yeux passionnés… Baïa le regarda un moment sans rien dire ; puis, lâchant son tuyau d’ambre, se renversa en arrière, cacha sa tête dans ses mains, et l’on ne vit plus que son cou blanc qu’un fou rire faisait danser comme un sac rempli de perles.