VI - Arrivée de la femelle. - Terrible combat...
Au contact soyeux de la ceinture, le bourriquot, qui avait encore pour deux liards de vie, ouvrit son grand œil gris, remua deux ou trois fois ses longues oreilles comme pour dire : « Merci !… merci !… » Puis une dernière convulsion l’agita de tête en queue et il ne bougea plus.
« Noiraud ! Noiraud ! » cria tout à coup une voix étranglée par l’angoisse. En même temps dans un taillis voisin les branches remuèrent… Tartarin n’eut que le temps de se relever et de se mettre en garde… C’était la femelle !
Elle arriva, terrible et rugissante, sous les traits d’une vieille Alsacienne en marmotte, armée d’un grand parapluie rouge et réclamant son âne à tous les échos de Mustapha. Certes il aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une lionne en furie qu’à cette méchante vieille… Vainement le malheureux essaya de lui faire entendre comment la chose s’était passée ; qu’il avait pris Noiraud pour un lion… La vieille crut qu’on voulait se moquer d’elle, et poussant d’énergiques « tarteifle ! » tomba sur le héros à coups de parapluie. Tartarin, un peu confus, se défendait de son mieux, parait les coups avec sa carabine, suait, soufflait, bondissait, criait : – « Mais madame… mais madame… »
Va te promener ! Madame était sourde, et sa vigueur le prouvait bien.
Heureusement un troisième personnage arriva sur le champ de bataille. C’était le mari de l’Alsacienne, Alsacien lui-même et cabaretier, de plus, fort bon comptable. Quand il vit à qui il avait affaire, et que l’assassin ne demandait qu’à payer le prix de la victime, il désarma son épouse et l’on s’entendit.
Tartarin donna deux cents francs ; l’âne en valait bien dix. C’est le prix courant des bourriquots sur les marchés arabes. Puis on enterra le pauvre Noiraud au pied d’un figuier, et l’Alsacien, mis en bonne humeur par la couleur des douros tarasconnais, invita le héros à venir rompre une croûte à son cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là, sur le bord de la grande route.
Les chasseurs algériens venaient y déjeuner tous les dimanches, car la plaine était giboyeuse et à deux lieues autour de la ville il n’y avait pas de meilleur endroit pour les lapins.
« Et les lions ? » demanda Tartarin.
L’Alsacien le regarda, très étonné.
– Les lions ?
– Oui… les lions… en voyez-vous quelquefois ? reprit le pauvre homme avec un peu moins d’assurance.
Le cabaretier éclata de rire.
– Ah ! ben ! merci… Des lions… pour quoi faire ?…
– Il n’y en a donc pas en Algérie ?…
– Ma foi ! je n’en ai jamais vu… Et pourtant voilà vingt ans que j’habite la province. Cependant je crois bien avoir entendu dire… Il me semble que les journaux… Mais c’est beaucoup plus loin, là-bas, dans le Sud…
À ce moment, ils arrivaient au cabaret. Un cabaret de banlieue, comme on en voit à Vanves ou à Pantin, avec un rameau tout fané au-dessus de la porte, des queues de billard peintes sur les murs et cette enseigne inoffensive :
AU RENDEZ-VOUS DES LAPINS
Le Rendez-vous des Lapins !… Ô Bravida, quel souvenir !