Chapitre IV

 

 

 

 
SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON.
 
 
4 décembre. —Aujourd’hui, deuxième dimanche de l’avent, le sacristain Galoffre, inspecteur de la marine, s’en venant comme tous les matins visiter la chaloupe, ne l’a plus trouvée.
 
L’anneau, la chaîne, tout était arraché le bateau, disparu.
 
Il a cru d’abord à quelque nouveau tour de Négonko et de sa bande, dont nous continuons à nous méfier ; mais dans le trou laissé par l’arrachement de l’anneau s’étalait, toute trempée d’eau et salie de boue, une large enveloppe à l’adresse du Gouverneur.
 
Cette enveloppe contenait les cartes P. P. C. de Costecalde, de Barban et de Rugimabaud ; sur la carte de Barban avaient également signé et pris congé quatre miliciens Caissargue, Bouillargue, Truphénus et Roquetaillade.
 
Depuis quelques jours la chaloupe se trouvait toute prête, garnie de provisions, en vue d’une nouvelle expédition projetée par le R. P. Bataillet.
 
Les misérables ont profité de cette aubaine. Ils ont tout emporté, même la boussole, et leurs fusils par-dessus le marché.
 
Et dire que les trois premiers sont mariés, qu’ils laissent derrière eux des femmes et une tapée d’enfants ! Les femmes passe encore de les abandonner ainsi, mais des enfants !
 
Le sentiment général de la colonie à la suite de cet événement, une grande stupeur.
 
Tant qu’on avait la chaloupe, il restait l’espoir de gagner le continent d’île en île, on croyait à la possibilité d’aller chercher du secours ; maintenant, il semble que ce soit les ponts coupés avec le restant du monde.
 
Le Père Bataillet est entré dans une colère terrible, appelant tous les feux du ciel sur ces bandits, voleurs, déserteurs et pis encore. Excourbaniès, lui, allait partout criant qu’on aurait dû les fusiller comme des singes verts et qu’il fallait, à titre de représailles, passer par les armes leurs femmes et leurs enfants.
 
Le Gouverneur, seul, a gardé tout son sang-froid :
 
« Ne nous emballons pas, disait-il. Après tout, ce sont des Tarasconnais encore. Plaignons-les, songeons aux dangers qu’ils vont courir. Truphénus seul parmi eux a quelques notions de la voile. »
 
Puis, cette belle pensée lui est venue de faire des enfants abandonnés les pupilles de la colonie.
 
Au fond, je le crois très heureux d’être débarrassé de son ennemi mortel et de ses acolytes.
 
Dans la journée, Son Excellence m’a dicté l’ordre du jour suivant, qui a été affiché en ville :
 
ORDRE
 
Nous, Tartarin, gouverneur de Port-Tarascon et dépendances, grand cordon de l’ordre, etc., etc…
 
Recommandons le plus grand calme à la population.
 
Les coupables seront poursuivis avec activité et soumis à toutes les sévérités de la loi.
 
Le Directeur de l’artillerie et de la marine est chargé de l’exécution du présent décret.
 
En post-scriptum, pour répondre à certains mauvais bruits qui couraient depuis quelque temps, il m’a fait ajouter : L’ail ne manquera pas.
 
6 décembre. – L’ordre du Gouverneur a produit en ville le meilleur effet. On aurait bien pu se faire cette réflexion : Poursuivre les coupables ? Comment ? Par où ? Avec quoi ? Mais ce n’est pas pour rien qu’un proverbe dit chez nous :
 
« L’homme par la parole et le bœuf par les cornes. »
 
La race tarasconnaise est si sensible aux belles phrases que personne n’a mis la parole du Gouverneur en doute.
 
Un rayon de soleil entre deux averses est arrivé par là-dessus et voilà tout le monde ravi : sur le Tour-de-Ville ce sont des danses et des rires. Ah ! le joli peuple, et vraiment commode à manier !
 
10 décembre. – Un honneur inouï m’arrive : je suis promu grand de première classe.
 
Trouvé le brevet ce matin à déjeuner sous mon assiette. Le Gouverneur s’est montré très heureux d’avoir pu m’accorder cette haute distinction ; Franquebalme, Beaumevieille, le Révérend, ont paru aussi enchantés que moi-même de la nouvelle dignité qui me fait leur égal.
 
Le soir, descendu chez les des Espazettes, où la nouvelle était déjà connue. Le marquis m’a donné l’accolade devant Clorinde, toute rouge de plaisir. La marquise seule semblait indifférente à mes nouveaux honneurs. Pour elle, ce manteau de grand ne me relève pas encore de ma roture. Que lui faudrait-il donc ?… De première classe !… Et à mon âge !…
 
14 décembre. – Il se passe quelque chose d’extraordinaire au Gouvernement, de si extraordinaire que j’ose à peine le confier à ce registre.
 
Le Gouverneur a un sentiment !
 
Et pour qui ? Je vous le donne en mille. Pour se petite filleule, la princesse Likiriki !
 
Lui, Tartarin, notre grand Tartarin, qui a refusé tant de beaux partis, ne voulant d’autre épouse que la gloire, épris d’une singesse ! Singesse de sang royal, je veux bien, régénérée par l’eau du baptême, mais restée sauvage en dessous, menteuse, gourmande, chapardeuse, et si cocasse de mœurs et d’habitudes ! des costumes en loques, toujours en haut de quelque cocotier dès qu’il ne pleut pas, s’amusant à jeter sur les crânes dénudés de nos anciens des noix dures comme des cailloux. Elle a manqué ainsi d’assommer le vénérable Miégeville.
 
Puis l’écart entre leurs deux âges. Tartarin a bien soixante ans ; il grisonne, il prend du corps. Elle, douze à quinze ans, au plus ; l’âge de la petite Fleurance dans la chanson de chez nous :
 
L’a prise si jeunette,
Ne sait se ceinturer.
 
Et c’est cette fillette, ce sauvageon des îles, que nous aurions pour souveraine !
 
Depuis longtemps, j’avais noté certains indices. Ainsi les indulgences du Gouverneur pour le père, ce vieux bandit de Négonko, qu’il invitait souvent à notre table, malgré la malpropreté de ce hideux gorille, mangeant avec ses doigts, se gavant d’eau-de-vie jusqu’à rouler sous sa chaise.
 
Tartarin traitait tout cela de « bonne gaieté cordiale », et si la petite princesse, à l’exemple de son père, se livrait à quelque fantaisie bizarre à nous donner froid dans le dos à tous, notre bon maître souriait, la couvait d’un regard paternel qui demandait grâce pour elle et disait :
 
« C’est une enfant… »
 
Tant bien, malgré ces symptômes, d’autres plus probants encore, je n’y voulais pas croire ; mais le doute ne m’est plus permis.
 
18 décembre. – Ce matin, au conseil, le Gouverneur s’est ouvert à nous de son projet de mariage avec la petite princesse.
 
Il a prétexté la politique, parlé d’un mariage de convenances, des intérêts de la colonie : Port-Tarascon était isolé, perdu dans l’Océan, sans alliances. En épousant la fille d’un roi papoua, il nous amenait une flotte, une armée.
 
Personne dans le conseil n’a fait d’objection.
 
Excourbaniès, le premier, s’est élancé, trépignant d’enthousiasme « Bravo !… Parfait !… À quand la noce ?… Ah ! ah ! ah !… » Ce soir, en ville, qui sait ce qu’il va répandre d’infamies.
 
Cicéron Franquebalme, par habitude, a dévidé ses implacables raisonnements sur le pour et sur le contre, « que si d’une part la colonie…, il convient de dire que d’autre part…, toutefois et quantes… verum enim vero… », et finalement il s’est rangé à l’opinion du Gouverneur.
 
Beaumevieille et Tournatoire ont emboîté le pas derrière lui. Quant au Père Bataillet, il semblait au fait de l’histoire, et n’a pas protesté.
 
Le comique, c’était les figures hypocrites que nous avions tous, feignant de croire aux intérêts coloniaux invoqués par Tartarin, au milieu d’un grand silence approbateur.
 
Tout à coup ses bons yeux se sont mouillés de larmes gaies, et il nous a dit très doucement :
 
« Et puis, voyez, mes amis, ce n’est pas tout ça…, moi je l’aime, cette petite. » C’était si simple, si touchant, que nous avons eu tous le cœur retourné. « Hé ! faites donc, monsieur le Gouverneur, faites donc » et on l’entourait, on lui serrait les mains.
 
20 décembre. – Le projet du Gouverneur est très discuté en ville, moins sévèrement jugé cependant que je n’aurais cru. Les hommes en parlent gaiement, à la tarasconnaise, avec la pointe de malice qu’on met chez nous aux choses de l’amour.
 
Les femmes sont généralement plus hostiles, le groupe de Mlle Tournatoire surtout. Puisqu’il voulait se marier, pourquoi ne pas choisir dans la nation ? Beaucoup en parlant ainsi pensent à elles-mêmes ou à leurs demoiselles.
 
Excourbaniès, venu en ville dans la soirée, s’est mis du parti des dames et montrait les côtés faibles du mariage : ce beau-père sans tenue, ivrogne, cannibale ; puis la fiancée elle-même ayant selon toute vraisemblance, mangé du Tarasconnais. Tartarin aurait dû plus y réfléchir.
 
En entendant parler ce traître, je sentais la colère qui me montait et je suis sorti du salon bien vite, tant j’avais peur de lui envoyer un emplâtre dans la figure. On a le sang vif à Tarascon, outre !
 
Quitté de là, entré chez les des Espazettes. La marquise bien faible, toujours couchée, pauvre femme, répugnant toujours la soupe à l’ail de Tournatoire, m’a dit, sitôt qu’elle m’a vu « Hé bien, monsieur le chambellan, y aura-t-il des dames du palais près de la nouvelle reine ? » Elle voulait rire ; mais tout de suite l’idée m’est venue qu’il y avait là quelque chose pour nous. Demoiselle d’honneur ou dame du palais, Clorinde habiterait la Résidence, on pourrait se voir à toute heure… Un tel bonheur serait-il possible !
 
À mon retour, le Gouverneur venait de se coucher, mais je n’ai pas voulu attendre au lendemain pour l’entretenir de mon projet, qu’il a trouvé de bonne politique. Resté très tard près de son lit à causer avec lui de ses amours et des miennes.
 
25 décembre. – Hier soir, veille de Noël, toute la colonie se réunissait dans le grand salon, le Gouvernement, les dignitaires, et nous avons célébré notre belle fête provençale à cinq mille lieues de la patrie.
 
Le Père Bataillet a dit la messe de minuit, puis on a posé le cache-feu. C’est une bûche de bois que le plus vieux de l’assistance promène autour de la salle et jette dans le feu en l’arrosant de vin blanc.
 
La princesse Likiriki était là, très amusée de la cérémonie, et des nougats, des coques, des estévenons, et mille friandises locales dont l’ingénieux pâtissier Bouffartigue avait paré la table.
 
On a chanté de vieux noëls :
 
Voici le roi Maure
Avec ses yeux tout trévirés ;
L’enfant Jésus pleure,
Le roi n’ose plus entrer
 
Ces chants, les gâteaux, le grand feu autour duquel on faisait cercle, tout cela nous rappelait le pays, malgré le bruit d’eau qu’on entendait sur le toit et les parapluies ouverts dans le salon à cause des fissures.
 
À un moment, le Père Bataillet a entonné sur l’harmonium la belle chanson de Frédéric Mistral, Jean de Tarascon pris par les corsaires, l’histoire d’un Tarasconnais tombé aux mains des Turcs, prenant le turban sans vergogne et tout près d’épouser la fille du pacha quand il entend sur le rivage chanter en provençal les matelots d’une barque tarasconnaise. Alors, Comme l’eau jaillit sous un coup de rame – un grand flot de larmes – crève son cœur dur ; – le despatrié pense à la patrie, – et se désespère – d’être avec les Turcs.
 
À ce vers comme l’eau jaillit sous un coup de rame, un sanglot nous a tous secoués. Le Gouverneur lui-même buvait ses larmes, la tête renversée, et on voyait le grand cordon de l’Ordre qui se soulevait sur sa poitrine d’athlète. Voilà qui va changer peut-être bien des choses, rien que cette chanson du grand Mistral.
 
29 décembre. – Aujourd’hui, à dix heures du matin, mariage de S. Exc. Tartarin, gouverneur de Port-Tarascon, avec la princesse royale Négonko.
 
Ont signé au contrat : S. M. Négonko, qui a fait une croix pour paraphe, les directeurs et les grands dignitaires de la colonie, puis la messe a été dite dans le grand salon.
 
Cérémonie très simple, très digne, les miliciens en armes, tout le monde en grand costume. Seul Négonko faisait tache. Son attitude comme roi et comme père a été déplorable.
 
Rien à dire de la princesse, très jolie dans sa robe blanche et sa parure de corail.
 
Le soir, grande fête, double ration de vivres, coups de canon, salves de nos tireurs de conserves, et des vivats, des chants, une joie universelle.
 
Et il pleut !… Et il en tombe !…