IX - AU CHAMOIS FIDÈLE.
AU CHAMOIS FIDÈLE.
Le lendemain, ce fut charmant, cette route à pied d’Interlaken Grindelwald où l’on devait, en passant, prendre les guides pour la Petite Scheideck ; charmante, cette marche triomphale du P. C. A. rentré dans ses houseaux et vêtements de campagne, s’appuyant d’un côté sur l’épaule maigrelette du commandant Bravida, de l’autre au bras robuste d’Excourbaniès, fiers tous les deux d’encadrer, de soutenir leur cher président, de porter son piolet, son sac, son alpenstock, tandis que, tantôt devant, tantôt derrière ou sur les flancs, gambadait comme un jeune chien le fanatique Pascalon, sa bannière dûment empaquetée et roulée pour éviter les scènes tumultueuses de la veille.
La gaieté de ses compagnons, le sentiment du devoir accompli, la Jungfrau toute blanche, là-bas dans le ciel comme une fumée, il n’en fallait pas moins pour faire oublier au héros ce qu’il laissait derrière lui, à tout jamais peut-être, et sans un adieu. Aux dernières maisons d’Interlaken, ses paupières se gonflèrent ; et, tout en marchant, il s’épanchait à tour de rôle dans le sein d’Excourbaniès : « Écoutez, Spiridion », ou dans celui de Bravida : « Vous me connaissez, Placide… » Car, par une ironie de la nature, ce militaire indomptable s’appelait Placide, et Spiridion ce buffle peau rude, aux instincts matériels.
Malheureusement, la race tarasconnaise, plus galante que sentimentale, ne prend jamais les affaires de cœur au sérieux : « Qui perd une femme et quinze sous, c’est grand dommage de l’argent… » répondait le sentencieux Placide, et Spiridion pensait exactement comme lui ; quant à l’innocent Pascalon, il avait des femmes une peur horrible et rougissait jusqu’aux oreilles lorsqu’on prononçait le nom de la Petite Scheideck devant lui, croyant qu’il s’agissait d’une personne légère dans ses mœurs. Le pauvre amoureux en fut réduit à garder ses confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plus sûr.
Quel chagrin d’ailleurs eût pu résister aux distractions de la route à travers l’étroite, profonde et sombre vallée où ils s’engageaient le long d’une rivière sinueuse, toute blanche d’écume, grondant comme un tonnerre dans l’écho des sapinières qui l’encaissaient, en pente sur ses deux rives !
Les délégués tarasconnais, la tête en l’air, avançaient avec une sorte de terreur, d’admiration religieuse ; ainsi les compagnons de Sinbad le marin, lorsqu’ils arrivèrent devant les palétuviers, les manguiers, toute la flore géante des côtes indiennes. Ne connaissant que leurs montagnettes pelées et pétrées, ils n’auraient jamais pensé qu’il pût y avoir tant d’arbres à la fois sur des montagnes si hautes.
« Et ce n’est rien, cela… vous verrez la Jungfrau ! » disait le P. C. A., qui jouissait de leur émerveillement, se sentait grandir leurs yeux.
En même temps, pour égayer le décor, humaniser sa note imposante, des cavalcades les croisaient sur la route, de grands landaus à fond de train avec des voiles flottant aux portières, des têtes curieuses qui se penchaient pour regarder la délégation serrée autour de son chef, et, de distance en distance, les étalages de bibelots en bois sculpté, des fillettes plantées au bord du chemin, raides sous leurs chapeaux de paille à grands rubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des chœurs à trois voix en offrant des bouquets de framboises et d’edelweiss. Parfois, le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa ritournelle mélancolique, enflée, répercutée dans les gorges et diminuée lentement à la façon d’un nuage qui fond en vapeur.
« C’est beau, on dirait les orgues… » murmurait Pascalon, les yeux mouillés, extasié comme un saint de vitrail. Excourbaniès hurlait sans se décourager et l’écho répétait à perte de son l’intonation tarasconnaise : « Ha !… ha !… ha !… fen dè brut. »
Mais on se lasse après deux heures de marche dans le même décor, fût-il organisé, vert sur bleu, des glaciers dans le fond, et sonore comme une horloge à musique. Le fracas des torrents, les chœurs à la tierce, les marchands d’objets au couteau, les petites bouquetières, devinrent insupportables à nos gens, l’humidité surtout, cette buée au fond de cet entonnoir, ce sol mou, fleuri de plantes d’eau, où jamais le soleil n’a pénétré.
« Il y a de quoi prendre une pleurésie », disait Bravida, retroussant le collet de sa jaquette. Puis la fatigue s’en mêla, la faim, la mauvaise humeur. On ne trouvait pas d’auberge ; et, pour s’être bourrés de framboises, Excourbaniès et Bravida commençaient à souffrir cruellement. Pascalon lui-même, cet ange chargé non seulement de la bannière, mais du piolet, du sac, de l’alpenstock dont les autres se débarrassaient lâchement sur lui, Pascalon avait perdu sa gaieté, ses vives gambades.
À un tournant de route, comme ils venaient de franchir la Lutschine sur un de ces ponts couvert qu’on trouve dans les pays de grande neige, une formidable sonnerie de cor les accueillit.
« Ah ! vaï, assez !… assez !… » hurlait la délégation exaspérée.
L’homme, un géant, embusqué au bord de la route, lâcha l’énorme trompe en sapin descendant jusqu’à terre et terminée par une boîte à percussion qui donnait à cet instrument préhistorique la sonorité d’une pièce d’artillerie.
« Demandez-lui donc s’il ne connaît pas une auberge ? » dit le président à Excourbaniès qui, avec un énorme aplomb, et un tout petit dictionnaire de poche, prétendait servir d’interprète à la délégation, depuis qu’on était en Suisse allemande. Mais, avant qu’il eût tiré son dictionnaire, le joueur de cor répondait en très bon français :
« Une auberge, messieurs ?… mais parfaitement… le Chamois fidèle est tout près d’ici ; permettez-moi de vous y conduire. »
Et, chemin faisant, il leur apprit qu’il avait habité Paris pendant des années, commissionnaire au coin de la rue Vivienne.
« Encore un de la Compagnie, parbleu ! » pensa Tartarin, laissant ses amis s’étonner. Le confrère de Bompard leur fut du reste fort utile, car, malgré l’enseigne en français, les gens du Chamois fidèle ne parlaient qu’un affreux patois allemand.
Bientôt la délégation tarasconnaise, autour d’une énorme omelette aux pommes de terre, recouvra la santé et la belle humeur, essentielle aux méridionaux comme le soleil à leur pays. On but sec, on mangea ferme.
Après force toasts portés au président et à son ascension, Tartarin, que l’enseigne de l’auberge intriguait depuis son arrivée, demanda au joueur de cor, cassant une croûte dans un coin de la salle avec eux :
« Vous avez donc du chamois, par ici ?… Je croyais qu’il n’en restait plus en Suisse. »
L’homme cligna des yeux :
« Ce n’est pas qu’il y en ait beaucoup, mais on pourrait vous en faire voir tout de même.
– C’est lui en faire tirer, qu’il faudrait, vé… dit Pascalon plein d’enthousiasme… jamais le président n’a manqué son coup. »
Tartarin regretta de n’avoir pas apporté sa carabine.
« Attendez donc, je vais parler au patron. »
Il se trouva justement que le patron était un ancien chasseur de chamois ; il offrit son fusil, sa poudre, ses chevrotines et même de servir de guide à ces messieurs vers un gîte qu’il connaissait.
« En avant, zou ! » fit Tartarin, cédant à ses alpinistes heureux de faire briller l’adresse de leur chef. Un léger retard, après tout ; et la Jungfrau ne perdait rien pour attendre !…
Sortis de l’auberge par derrière, ils n’eurent qu’à pousser la claire-voie du verger, guère plus grand qu’un jardinet de chef de gare, et se trouvèrent dans la montagne fendue de grandes crevasses rouillées entre les sapins et les ronces.
L’aubergiste avait pris l’avance et les Tarasconnais le voyaient déjà très haut, agitant les bras, jetant des pierres, sans doute pour faire lever la bête. Ils eurent beaucoup de mal à le rejoindre par ces pentes rocailleuses et dures, surtout pour des personnes qui sortent de table et qui n’ont pas plus l’habitude de gravir que les bons alpinistes de Tarascon. Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse qui roulait des nuages lentement le long des cimes, sur leur tête.
« Boufre ! » geignait Bravida.
Excourbaniès grognait :
« Outre !
– Que vous me feriez dire… » ajoutait le doux et bêlant Pascalon.
Mais le guide leur ayant, d’un geste brusque, intimé l’ordre de se taire, de ne plus bouger : « On ne parle pas sous les armes, » dit Tartarin de Tarascon avec une sévérité dont chacun prit sa part, bien que le président seul fût armé. Ils restaient là debout, retenant leur souffle ; tout à coup Pascalon cria :
« Vé ! le chamois, vé…… »
À cent mètres au-dessus d’eux, les cornes droites, la robe d’un fauve clair, les quatre pieds réunis au bord du rocher la jolie bête se découpait comme en bois travaillé, les regardant sans aucune crainte.
Tartarin épaula méthodiquement selon son habitude ; il allait tirer, le chamois disparut.
« C’est votre faute, dit le commandant à Pascalon… Vous avez sifflé… ça lui a fait peur.
– J’ai sifflé, moi ?
– Alors, c’est Spiridion……
– Ah, vaï ! jamais de la vie. »
On avait pourtant entendu un coup de sifflet strident, prolongé. Le président les mit tous d’accord en racontant que le chamois, à l’approche de l’ennemi, pousse un signal aigu par les narines. Ce diable de Tartarin connaissait à fond cette chasse comme toutes les autres ! Sur l’appel de leur guide, ils se mirent en route ; mais la pente devenait de plus en plus raide, les roches plus escarpées, avec des fondrières à droite et à gauche. Tartarin tenait la tête, se retournant à chaque instant pour aider les délégués, leur tendre la main ou sa carabine. « La main, la main, si ça ne vous fait rien », demandait le bon Bravida qui avait très peur des armes chargées.
Nouveau signe du guide, nouvel arrêt de la délégation, le nez en l’air.
« Je viens de sentir une goutte ! » murmura le commandant tout inquiet.
En même temps, la foudre gronda et, plus forte que la foudre, la voix d’Excourbaniès :
« À vous, Tartarin ! »
Le chamois venait de bondir tout près d’eux, franchissant le ravin comme une lueur dorée, trop vite pour que Tartarin pût épauler, pas assez pour les empêcher d’entendre le long sifflement de ses narines.
« J’en aurai raison, coquin de sort ! » dit le président, mais les délégués protestèrent.
Excourbaniès, subitement très aigre, lui demanda s’il avait juré de les exterminer.
« Cher maî…aî… aître… bêla timidement Pascalon, j’ai ouï dire que le chamois, lorsqu’on l’accule aux abîmes, se retourne contre le chasseur et devient dangereux.
– Ne l’acculons pas, alors ! » fit Bravida terrible, la casquette en bataille.
Tartarin les appela poules mouillées. Et brusquement, tandis qu’ils se disputaient, ils disparurent les uns aux yeux des autres dans une épaisse nuée tiède qui sentait le soufre et à travers laquelle ils se cherchaient, s’appelaient.
« Hé ! Tartarin.
– Êtes-vous là, Placide ?
– Maî… aî… tre !
– Du sang-froid ! du sang-froid ! »
Une vraie panique. Puis un coup de vent creva le nuage, l’emporta comme une voile arrachée flottant aux ronces, d’où sortit un éclair en zigzag avec un épouvantable coup de tonnerre sous les pieds des voyageurs. « Ma casquette !… » cria Spiridion décoiffé par la tempête, les cheveux tout droits crépitant d’étincelles électriques. Ils étaient en plein cœur de l’orage, dans la forge même de Vulcain.
Bravida, le premier, s’enfuit à toute vitesse ; le reste de la délégation s’élançait derrière lui, mais un cri du P. C. A. qui pensait à tout les retint :
« Malheureux… gare à la foudre !… »
Du reste, en dehors du danger très réel qu’il leur signalait, on ne pouvait guère courir sur ces pentes abruptes, ravinées, transformées en torrents, en cascades, par toute l’eau du ciel qui tombait. Et le retour fut sinistre, à pas lents sous la folle radée, parmi les courts éclairs suivis d’explosions, avec des glissades, des chutes, des haltes forcées. Pascalon se signait, invoquait tout haut, comme à Tarascon, « sainte Marthe et sainte Hélène, sainte Marie-Madeleine », pendant qu’Excourbaniès jurait : « Coquin de sort ! » et que Bravida, l’arrière-garde, se retournait saisi d’inquiétude : « Que diable est-ce qu’on entend derrière nous ?… ça siffle, ça galope, puis ça s’arrête… » L’idée du chamois furieux, se jetant sur les chasseurs, ne lui sortait pas de l’esprit, à ce vieux guerrier.
Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, il fit part de ses craintes à Tartarin qui, bravement, prit sa place à l’arrière-garde et marcha la tête haute, trempé jusqu’aux os, avec la détermination muette que donne l’imminence d’un danger. Par exemple, rentré à l’auberge, lorsqu’il vit ses chers alpinistes à l’abri, en train de s’étriller, de s’essorer autour d’un énorme poêle en faïence, dans la chambre du premier étage où montait l’odeur du grog au vin commandé, le président s’écouta frissonner et déclara, très pâle : « Je crois bien que j’ai pris le mal… »
« Prendre le mal ! » expression de terroir sinistre dans son vague et sa brièveté, qui dit toutes les maladies, peste, choléra, vomito negro, les noires, les jaunes, les foudroyantes, dont se croit atteint le Tarasconnais à la moindre indisposition.
Tartarin avait pris le mal ! Il n’était plus question de repartir, et la délégation ne demandait que le repos. Vite, on fit bassiner le lit, on pressa le vin chaud, et, dès le second verre, le président sentit par tout son corps douillet une chaleur, un picotis de bonne augure. Deux oreillers dans le dos, un « plumeau » sur les pieds, son passe-montagne serrant la tête, il éprouvait un bien-être délicieux à écouter les rugissements de la tempête, dans la bonne odeur de sapin de cette pièce rustique aux murs en bois, aux petites vitres plombées, à regarder ses chers alpinistes pressés autour du lit, le verre en main, avec les tournures hétéroclites que donnaient à leurs types gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux, tapis dont ils s’étaient affublés, tandis que leurs vêtements fumaient devant le poêle. S’oubliant lui-même, il les questionnait d’une voix dolente.
« Êtes-vous bien, Placide ?… Spiridion, vous sembliez souffrir tout l’heure ?… »
Non, Spiridion ne souffrait plus ; cela lui avait passé en voyant le président si malade. Bravida, qui accommodait la morale aux proverbes de son pays, ajouta cyniquement : « Mal de voisin réconforte et même guérit !… » Puis ils parlèrent de leur chasse, s’échauffant au souvenir de certains épisodes dangereux, ainsi quand la bête s’était retournée, furieuse ; et sans complicité de mensonge, bien ingénument, ils fabriquaient déjà la fable qu’ils raconteraient au retour.
Soudain, Pascalon descendu pour aller chercher une nouvelle tournée de grog, apparut tout effaré, un bras nu hors du rideau à fleurs bleues qu’il ramenait contre lui d’un geste pudique à la Polyeucte. Il fut plus d’une seconde sans pouvoir articuler tout bas, l’haleine courte :
« Le chamois !…
– Eh bien, le chamois ?…
– Il est en bas, à la cuisine… Il se chauffe !…
– Ah ! vaï…
– Tu badines !…
– Si vous alliez voir, Placide ? »
Bravida hésitait. Excourbaniès descendit sur la pointe du pied, puis revint presque tout de suite, la figure bouleversée… De plus en plus fort !… le chamois buvait du vin chaud.
On lui devait bien cela, à la pauvre bête, après la course folle qu’elle avait fournie dans la montagne, tout le temps relancée ou rappelée par son maître qui, d’ordinaire, se contentait de la faire évoluer dans la salle pour montrer aux voyageurs comme elle était d’un facile dressage.
« C’est écrasant ! » dit Bravida, n’essayant plus de comprendre, tandis que Tartarin enfonçait le passe-montagne en casque à mèche sur ses yeux pour cacher aux délégués la douce hilarité qui le gagnait en rencontrant à chaque étape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisse rassurante de Bompard.