XII - L’HÔTEL BALTET À CHAMONIX. – ÇA SENT L’AIL ! – DE L’EMPLOI DE LA CORDE DANS LES COURSES ALPEST

 

 

 
L’HÔTEL BALTET À CHAMONIX. – ÇA SENT L’AIL ! – DE L’EMPLOI DE LA CORDE DANS LES COURSES ALPESTRES. – SHAKE HANDS ! – UN ÉLÈVE DE SCHOPENHAUER. – À LA HALTE DES GRANDS-MULETS. – « TARTARIN, IL FAUT QUE JE VOUS PARLE…
 
Le clocher de Chamonix sonnait neuf heures dans un soir frissonnant de bise et de pluie froides ; toutes les rues noires les maisons éteintes, sauf de place en place la façade et les cours des hôtels où le gaz veillait, faisant les alentours encore plus sombres dans le vague reflet de la neige des montagnes, d’un blanc de planète sur la nuit du ciel.
 
À l’hôtel Baltet, un des meilleurs et des plus fréquentés du village alpin, les nombreux voyageurs et pensionnaires ayant disparu peu a peu, harassés des excursions du jour, il ne restait au grand salon qu’un pasteur anglais jouant aux dames silencieusement avec son épouse, tandis que ses innombrables demoiselles en tabliers écrus bavettes s’activaient à copier des convocations au prochain service évangélique, et qu’assis devant la cheminée où brûlait un bon feu de bûches, un jeune Suédois, creusé, décoloré, regardait la flamme d’un air morne, en buvant des grogs au kirsch et à l’eau de seltz. De temps en temps un touriste attardé traversait le salon, guêtres trempées, caoutchouc ruisselant, allait à un grand baromètre pendu sur la muraille, le tapotait, interrogeait le mercure pour le temps du lendemain et s’allait coucher consterné. Pas un mot, pas d’autres manifestations de vie que le pétillement du feu, le grésil aux vitres et le roulement colère de l’Arve sous les arches de son pont de bois, à quelques mètres de l’hôtel.
 
Tout à coup le salon s’ouvrit, un portier galonné d’argent entra chargé de valises, de couvertures, avec quatre alpinistes grelottants, saisis par le subit passage de la nuit et du froid à la chaude lumière.
 
« Bondiou ! Quel temps…
 
– À manger, zou !
 
– Bassinez les lits, qué ! »
 
Ils parlaient tous ensemble du fond de leur cache-nez, passe-montagne, casquettes à oreilles, et l’on ne savait auquel entendre, quand un petit gros qu’ils appelaient le présidain leur imposa silence en criant plus fort qu’eux.
 
« D’abord le livre des étrangers ! » commanda-t-il ; et le feuilletant d’une main gourde, il lisait à haute voix les noms des voyageurs qui, depuis huit jours, avaient traversé l’hôtel : « Docteur Schwanthaler et madame… Encore !… Astier-Réhu, de l’Académie française… » Il en déchiffra deux ou trois pages, pâlissant quand il croyait voir un nom ressemblant à celui qu’il cherchait ; puis, à la fin, le livre jeté sur la table avec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade gamine, extraordinaire pour son corps replet :
 
« Il n’y est pas, vé ! il n’est pas venu… C’est bien ici pas moins qu’il devait descendre. Enfoncé Costecalde… lagadigadeou !…vite à la soupe, mes enfants !… »
 
Et le bon Tartarin, ayant salué les dames, marcha vers la salle à manger, suivi de la délégation affamée et tumultueuse.
 
Eh oui ! la délégation, tous, Bravida lui-même… Est-ce que c’était possible, allons !… Qu’aurait-on dit, là-bas, en les voyant revenir sans Tartarin ? Chacun d’eux le sentait bien. Et au moment de se séparer, en gare de Genève, le buffet fut témoin d’une scène pathétique, pleurs, embrassades, adieux déchirants à la bannière, l’issue desquels adieux tout le monde s’empilait dans le landau que le P. C. A. venait de fréter pour Chamonix. Superbe route qu’ils firent les yeux fermés, pelotonnés dans leurs couvertures, remplissant la voiture de ronflements sonores, sans se préoccuper du merveilleux paysage qui, depuis Sallanches, se déroulait sous la pluie : gouffres, forêts, cascades écumantes, et, selon les mouvements de la vallée, tour à tour visible ou fuyante, la cime du Mont-Blanc au-dessus des nuées. Fatigués de ce genre de beautés naturelles, nos Tarasconnais ne songeaient qu’à réparer la mauvaise nuit passée sous les verrous de Chillon. Et, maintenant encore, au bout de la longue salle à manger déserte de l’hôtel Baltet, pendant qu’on leur servait un potage réchauffé et les reliefs de la table d’hôte, ils mangeaient gloutonnement, sans parler, préoccupés surtout d’aller vite au lit.
 
Subitement, Spiridion Excourbaniès, qui avalait comme un somnambule, sortit de son assiette et, flairant l’air autour de lui : « Outre ! ça sent l’ail !…
 
– C’est vrai, que ça le sent… » dit Bravida. Et tous, ragaillardis par ce rappel de la patrie, ce fumet des plats nationaux que Tartarin n’avait plus respiré depuis longtemps, ils se retournaient sur leurs chaises avec une anxiété gourmande. Cela venait du fond de la salle, d’une petite pièce où mangeait à part un voyageur, personnage d’importance sans doute, car à tout moment la barrette du chef se montrait au guichet ouvrant sur la cuisine, pour passer à la fille de service des petits plats couverts qu’elle portait dans cette direction.
 
« Quelqu’un du Midi, bien sûr, » murmura le doux Pascalon ; et le président, devenu blême à l’idée de Costecalde, commanda :
 
« Allez donc voir, Spiridion…vous nous le saurez à dire… »
 
Un formidable éclat de rire partit du retrait où le brave gong venait d’entrer, sur l’ordre de son chef, et d’où il ramenait par la main un long diable au grand nez, les yeux farceurs, la serviette au menton, comme le cheval gastronome :
 
« Vé ! Bompard…
 
Te ! l’imposteur…
 
– Hé ! adieu, Gonzague… Comment te va !
 
– Différemment, messieurs, je suis bien le vôtre… » dit le courrier serrant toutes les mains et s’asseyant à la table des Tarasconnais pour partager avec eux un plat de cèpes à l’ail préparé par la mère Baltet, laquelle, ainsi que son mari, avait horreur de la cuisine de table d’hôte.
 
Était-ce le fricot national ou bien la joie de retrouver un pays, ce délicieux Bompard à l’imagination inépuisable ? Immédiatement la fatigue et l’envie de dormir s’envolèrent, on déboucha du Champagne et, la moustache toute barbouillée de mousse, ils riaient, poussaient des cris, gesticulaient, s’étreignaient à la taille, pleins d’effusion.
 
« Je ne vous quitte plus, vé ! disait Bompard… Mes Péruviens sont partis… Je suis libre…
 
– Libre !… Alors, demain, vous faites le Mont-Blanc avec moi ?
 
– Ah ! vous faites le Mont-Blanc demeïn ? répondit Bompard sans enthousiasme.
 
– Oui, je le souffle à Costecalde… Quand il viendra, uit !… Plus de Mont-Blanc… Vous en êtes, qué, Gonzague ?
 
– J’en suis… J’en suis… moyennant que le temps le veuille… C’est que la montée n’est pas toujours commode dans cette saison.
 
– Ah ! vaï ! pas commode… » fit le bon Tartarin frisant ses petits yeux par un rire d’augure que Bompard, du reste, ne parut pas comprendre.
 
« Passons toujours prendre le café au salon… Nous consulterons le père Baltet. Il s’y connaît, lui, l’ancien guide qui a fait vingt-sept fois l’ascension. »
 
Les délégués eurent un cri :
 
« Vingt-sept fois ! Boufre !
 
Bompard exagère toujours… » dit le P. C. A, sévèrement avec une pointe d’envie.
 
Au salon, il trouvèrent la famille du pasteur toujours penchée sur les lettres de convocation, le père et la mère sommeillant devant leur partie de dames, et le long Suédois remuant son grog à l’eau de seltz du même geste découragé. Mais l’invasion des alpinistes tarasconnais, allumés par le champagne, donna, comme on pense, quelques distractions aux jeunes convocatrices. Jamais ces charmantes personnes n’avaient vu prendre le café avec tant de mimiques et de roulements d’yeux.
 
« Du sucre, Tartarin ?
 
– Mais non, commandant… Vous savez bien… Depuis l’Afrique !…
 
– C’est vrai, pardon…  ! voilà M. Baltet !
 
– Mettez-vous là, qué, monsieur Baltet.
 
– Vive M. Baltet !…ah ! ah !… fen dè brut. »
 
Entouré, pressé par tous ces gens qu’il n’avait jamais vus de sa vie, le père Baltet souriait d’un air tranquille. Robuste Savoyard, haut et large, le dos rond, la marche lente, sa face épaisse et rasée s’égayait de deux yeux finauds encore jeunes, contrastant avec sa calvitie, causée par un coup de froid à l’aube dans les neiges.
 
« Ces messieurs désirent faire le Mont-Blanc ? » dit-il, jaugeant les Tarasconnais d’un regard à la fois humble et ironique. Tartarin allait répondre, Bompard se jeta devant lui :
 
« N’est-ce pas que la saison est bien avancée ?
 
– Mais non, répondit l’ancien guide… Voici un monsieur suédois qui montera demain, et j’attends, à la fin de la semaine, deux messieurs américains pour monter aussi. Il y en a même un qui est aveugle.
 
– Je sais. Je l’ai rencontré au Guggi.
 
– Ah ! monsieur est allé au Guggi ?
 
– Il y a huit jours, en faisant la Jungfrau… »
 
Il y eut un frémissement parmi les convocatrices évangéliques, toutes les plumes en arrêt, les têtes levées du côté de Tartarin qui, pour ces Anglaises, déterminées grimpeuses, expertes à tous les sports, prenait une autorité considérable. Il était monté à la Jungfrau !
 
« Une belle étape ! dit le père Baltet considérant le P. C. A. avec étonnement, tandis que Pascalon, intimidé par les dames, rougissant et bégayant, murmurait :
 
« Maî-aî-tre, racontez-leur donc le… le… chose… la crevasse… »
 
Le président sourit : « Enfant !… » et, tout de même, il commença le récit de sa chute ; d’abord d’un air détaché, indifférent, puis avec des mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, sur l’abîme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles frémissaient, le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui s’ouvrent en rond.
 
Dans le silence qui suivit s’éleva la voix de Bompard :
 
« Au Chimborazo, pour franchir les crevasses, nous ne nous attachions jamais. »
 
Les délégués se regardèrent. Comme tarasconnade, celui-là les dépassait tous. « Oh ! de ce Bompard, pas moins… » murmura Pascalon avec une admiration ingénue.
 
Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo au sérieux, protesta contre cet usage de ne pas s’attacher ; selon lui, pas d’ascension possible sur les glaces sans une corde, une bonne corde en chanvre de Manille.
 
Au moins, si l’un glisse, les autres le retiennent.
 
« Moyennant que la corde ne casse pas, monsieur Baltet », dit Tartarin rappelant la catastrophe du mont Cervin.
 
Mais l’hôtelier, pesant les mots :
 
« Ce n’est pas la corde qui a cassé, au Cervin… C’est le guide d’arrière qui l’a coupée d’un coup de pioche… »
 
Comme Tartarin s’indignait :
 
« Faites excuse, monsieur, le guide était dans son droit… Il a compris l’impossibilité de retenir les autres et s’est détaché d’eux pour sauver sa vie, celle de son fils et du voyageur qu’ils accompagnaient… Sans sa détermination, il y aurait eu sept victimes au lieu de quatre. »
 
Alors, une discussion commença. Tartarin trouvait que s’attacher à la file, c’était comme un engagement d’honneur de vivre ou de mourir ensemble ; et s’exaltant, très monté par la présence des dames, il appuyait son dire sur des faits, des êtres présents. « Ainsi, demain, , en m’attachant avec Bompard, ce n’est pas une simple précaution que je prendrai, c’est un serment devant Dieu et devant les hommes de n’être qu’un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrer sans lui, coquin de sort !
 
– J’accepte le serment pour moi comme pour vous, Tartaréïn… » cria Bompard de l’autre côté du guéridon.
 
Minute émouvante !
 
Le pasteur, électrisé, se leva et vint infliger au héros une poignée de main en coup de pompe, bien anglaise. Sa femme l’imita, puis toutes ses demoiselles, continuant le shake hands avec une vigueur à faire monter l’eau à un cinquième étage. Les délégués, je dois le dire, se montraient moins enthousiastes.
 
« Eh bé ! moi, dit Bravida, je suis de l’avis de M. Baltet. Dans ses affaires-là, chacun y va pour sa peau, pardi ! et je comprends très bien le coup de piolet…
 
– Vous m’étonnez, Placide », fit Tartarin sévèrement. Et tout bas, entre cuir et chair : « Tenez-vous donc, malheureux ; l’Angleterre nous regarde… »
 
Le vieux brave qui, décidément, gardait un fond d’aigreur depuis l’excursion de Chillon, eut un geste signifiant : « Je m’en moque un peu, de l’Angleterre… » et peut-être se fût-il attiré quelque verte semonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeune homme aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit son mauvais français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, que le guide avait eu raison de trancher la corde : délivrer de l’existence quatre malheureux encore jeunes, c’est-à-dire condamnés à vivre un certain temps, les rendre d’un geste au repos, au néant, quelle action noble et généreuse !
 
Tartarin se récria :
 
« Comment, jeune homme ! à votre âge, parler de la vie avec ce détachement, cette colère… Qu’est-ce qu’elle vous a donc fait ?
 
– Rien, elle m’ennuie… » Il étudiait la philosophie à Christiania, et, gagné aux idées de Schopenhauer, de Hartmann, trouvait l’existence sombre, inepte, chaotique. Tout près du suicide, il avait fermé ses livres à la prière de ses parents et s’était mis à voyager, butant partout contre le même ennui, la sombre misère du monde. Tartarin et ses amis lui semblaient les seuls êtres contents de vivre qu’il eût encore rencontrés.
 
Le bon P. C. A. se mit à rire : « C’est la race qui veut ça, jeune homme. Nous sommes tous les mêmes à Tarascon. Le pays du bon Dieu. Du matin au soir, on rit, on chante, et le reste du temps on danse la farandole… comme ceci… té ! » Il se mit à battre un entrechat avec une grâce, une légèreté de gros hanneton déployant ses ailes.
 
Mais les délégués n’avaient pas les nerfs d’acier, l’entrain infatigable de leur chef. Excourbaniès grognait : « Le présidain s’emballe… nous sommes là jusqu’à minuit. »
 
Bravida se levant, furieux : « Allons nous coucher, vé ! Je n’en puis plus de ma sciatique… » Tartarin consentit, songeant à l’ascension du lendemain ; et les Tarasconnais montèrent, le bougeoir en main, le large escalier de granit conduisant aux chambres, tandis que le père Baltet allait s’occuper des provisions, retenir des mulets et des guides.
 
« Té ! il neige… »
 
Ce fut le premier mot du bon Tartarin à son réveil en voyant les vitres couvertes de givre et la chambre inondée d’un reflet blanc ; mais lorsqu’il accrocha son petit miroir à barbe à l’espagnolette, il comprit son erreur et que le Mont-Blanc, étincelant en face de lui sous un soleil splendide, faisait toute cette clarté. Il ouvrit sa fenêtre à la brise du glacier, piquante et réconfortante, qui lui apportait toutes les sonnailles en marche des troupeaux derrière les longs mugissements de trompe des bergers. Quelque chose de fort, de pastoral, remplissait l’atmosphère, qu’il n’avait pas respiré en Suisse.
 
En bas, un rassemblement de guides, de porteurs, l’attendait ; le Suédois déjà hissé sur sa bête, et, mêlée aux curieux qui formaient le cercle, la famille du pasteur, toutes ces alertes demoiselles coiffées en matin, venues pour donner encore « shake hands » au héros qui avait hanté leurs rêves.
 
« Un temps superbe ! dépêchez-vous !… » criait l’hôtelier dont le crâne luisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau se presser, ce n’était pas une mince besogne d’arracher au sommeil les délégués qui devaient l’accompagner jusqu’à la Pierre-Pointue, où finit le chemin de mulet. Ni prières ni raisonnements ne purent décider le commandant à sauter du lit ; son bonnet de coton jusqu’aux oreilles, le nez contre le mur, aux objurgations du président il se contentait de répondre par un cynique proverbe tarasconnais : « Qui a bon renom de se lever le matin peut dormir jusqu’à midi… » Quant à Bompard, il répétait tout le temps : « Ah vaï ! le Mont-Blanc !… quelle blague… » et ne se leva que sur l’ordre formel du P. C. A.
 
Enfin la caravane se mit en route et traversa les petites rues de Chamonix dans un appareil fort imposant : Pascalon sur le mulet de tête, la bannière déployée, et le dernier de la file, grave comme un mandarin parmi les guides et les porteurs groupés des deux côtés de sa mule, le bon Tartarin, plus extraordinairement alpiniste que jamais, avec une paire de lunettes neuves aux verres bombés et fumés et sa fameuse corde fabriquée en Avignon, on sait à quel prix reconquise.
 
Très regardé, presque autant que la bannière, il jubilait sous son masque important, s’amusait du pittoresque de ces rues du village savoyard si différent du village suisse trop propre, trop vernissé, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces masures à peine sorties de terre où l’étable tient toute la place, côté des grands hôtels somptueux de cinq étages dont les enseignes rutilantes détonnaient comme la casquette galonnée d’un portier, l’habit noir et les escarpins d’un maître d’hôtel au milieu des coiffes savoyardes, des vestes de futaine, des feutres de charbonniers à larges ailes. Sur la place, des landaus dételés, des berlines de voyage à côté de charrettes de fumier ; un troupeau de porcs flânant au soleil devant le bureau de poste d’où sortait un Anglais en chapeau de toile blanche, avec un paquet de lettres et un numéro du Times qu’il lisait en marchant avant d’ouvrir sa correspondance. La cavalcade des Tarasconnais traversait tout cela, accompagnée par le piétinement des mulets, le cri de guerre d’Excourbaniès à qui le soleil rendait l’usage de son gong, le carillon pastoral étagé sur les pentes voisines et le fracas de la rivière en torrent jailli du glacier, toute blanche, étincelante comme si elle charriait du soleil et de la neige.
 
À la sortie du village, Bompard rapprocha sa mule de celle du président et lui dit, roulant des yeux extraordinaires : « Tartaréïn, il faut que je vous parle…
 
– Tout à l’heure… » dit le P. C. A. engagé dans une discussion philosophique avec le jeune Suédois, dont il essayait de combattre le noir pessimisme par le merveilleux spectacle qui les entourait, ces pâturages aux grandes zones d’ombre et de lumière, ces forêts d’un vert sombre crêtées de la blancheur des névés éblouissants.
 
Après deux tentatives pour se rapprocher de Tartarin, Bompard y renonça de force. L’Arve franchie sur un petit pont, la caravane venait de s’engager dans un de ces étroits chemins en lacet au milieu des sapins, où les mulets, un par un, découpent de leurs sabots fantasques toutes les sinuosités des abîmes, et nos Tarasconnais n’avaient pas assez de leur attention pour se maintenir en équilibre l’aide des Allons… doucemain… Outre… dont ils retenaient leurs bêtes.
 
Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequel Pascalon et Excourbaniès devaient attendre le retour des ascensionnistes, Tartarin, très occupé de commander le déjeuner, de veiller à l’installation des porteurs et des guides, fit encore la sourde oreille aux chuchotements de Bompard.
 
Mais – chose étrange et qu’on ne remarqua que plus tard – malgré le beau temps, le bon vin, cette atmosphère épurée à deux mille mètres au-dessus de la mer, le déjeuner fut mélancolique. Pendant qu’ils entendaient les guides rire et s’égayer à côté, la table des Tarasconnais restait silencieuse, livrée seulement aux bruits du service, tintements des verres, de la grosse vaisselle et des couverts sur le bois blanc. Était-ce la présence de ce Suédois morose ou l’inquiétude visible de Gonzague, ou encore quelque pressentiment, la bande se mit en marche, triste comme un bataillon sans musique, vers le glacier des Bossons où la véritable ascension commençait.
 
En posant le pied sur la glace, Tartarin ne put s’empêcher de sourire au souvenir du Guggi et de ses crampons perfectionnés. Quelle différence entre le néophyte qu’il était alors et l’alpiniste de premier ordre qu’il se sentait devenu ! Solide sur ses lourdes bottes que le portier de l’hôtel lui avait ferrées le matin même de quatre gros clous, expert à se servir de son piolet, c’est à peine s’il eut besoin de la main d’un de ses guides, moins pour le soutenir que pour lui montrer le chemin. Les lunettes fumées atténuaient la réverbération du glacier qu’une récente avalanche poudrait de neige fraîche, où des petits lacs d’un vert glauque s’ouvraient ça et là, glissants et traîtres ; et très calme, assuré par expérience qu’il n’y avait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long des crevasses aux parois chatoyantes et lisses, s’approfondissant à l’infini, passait au milieu des séracs avec l’unique préoccupation de tenir pied à l’étudiant suédois, intrépide marcheur, dont les longues guêtres boucles d’argent s’allongeaient minces et sèches et de la même détente à côté de son alpenstock qui semblait une troisième jambe. Et leur discussion philosophique continuant en dépit des difficultés de la route, on entendait sur l’espace gelé, sonore comme la largeur d’une rivière, une bonne grosse voix familière et essoufflée : « Vous me connaissez, Otto… »
 
Bompard, pendant ce temps, subissait mille mésaventures. Fermement convaincu encore le matin que Tartarin n’irait jamais jusqu’au bout de sa vantardise et ne ferait pas plus le Mont-Blanc qu’il n’avait fait la Jungfrau, le malheureux courrier s’était vêtu comme à l’ordinaire, sans clouter ses bottes ni même utiliser sa fameuse invention pour ferrer les pieds des militaires, sans alpenstock non plus, les montagnards du Chimborazo ne s’en servant pas. Seulement armé de la badine qui allait bien avec son chapeau à ganse bleue et son ulster, l’approche du glacier le terrifia, car, malgré toutes ses histoires, on pense bien que « l’imposteur » n’avait jamais fait d’ascension. Il se rassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quelle facilité Tartarin évoluait sur la glace, et se décida à le suivre jusqu’à la halte des Grands-Mulets, où l’on devait passer la nuit. Il n’y arriva point sans peine. Au premier pas, il s’étala sur le dos, la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux. « Non, merci, c’est exprès… » affirmait-il aux guides essayant de le relever… « À l’américaine, vé !… comme au Chimborazo ! » Cette position lui paraissant commode, il la garda, s’avançant à quatre pattes, le chapeau en arrière, l’ulster balayant la glace comme une pelure d’ours gris ; très calme, avec cela, et racontant autour de lui que, dans la Cordillère des Andes, il avait grimpé ainsi une montagne de dix mille mètres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple, et cela avait dû être long à en juger par cette étape des Grands-Mulets où il arriva une heure après Tartarin et tout dégouttant de neige boueuse, les mains gelées sous ses gants de tricot.
 
À côté de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets est véritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine où flambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suédois en train de sécher leurs bottes, pendant que l’aubergiste, un vieux racorni aux longs cheveux blancs tombant en mèches, étalait devant eux les trésors de son petit musée.
 
Sinistre, ce musée fait des souvenirs de toutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis plus de quarante ans que le vieux tenait l’auberge ; et, en les retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable… À ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la mémoire d’un savant russe précipité par l’ouragan sur le glacier de la Brenva… Ces maxillaires restaient d’un des guides de la fameuse caravane de onze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige… Sous le jour tombant et le pâle reflet des névés contre les carreaux, l’étalage de ces reliques mortuaires, ces récits monotones avaient quelque chose de poignant, d’autant que le vieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroits pathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile vert d’une dame anglaise roulée par l’avalanche en 1827.
 
Tartarin avait beau se rassurer par les dates, se convaincre qu’ cette époque la Compagnie n’avait pas organisé les ascensions sans danger, ce vocero savoyard lui serrait le cœur, et il alla respirer un moment sur la porte.
 
La nuit était venue, engloutissant les fonds. Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que le Mont-Blanc dressait une cime encore rosée, caressée du soleil disparu. Le Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature, quand l’ombre de Bompard se dressa derrière lui.
 
« C’est vous, Gonzague… vous voyez, je prends le bon de l’air… Il m’embêtait, ce vieux, avec ses histoires…
 
– Tartaréïn, dit Bompard lui serrant le bras à le broyer… J’espère qu’en voilà assez, et que vous allez vous en tenir là de cette ridicule expédition ? »
 
Le grand homme arrondit des yeux inquiets :
 
« Qu’est-ce que vous me chantez ? »
 
Alors Bompard lui fit un tableau terrible des mille morts qui les menaçaient, les crevasses, les avalanches, coups de vent, tourbillons.
 
Tartarin l’interrompit.
 
« Ah ! vaï, farceur ; et la Compagnie !… Le Mont-Blanc n’est donc pas aménagé comme les autres ?
 
– Aménagé ?… la Compagnie ?… » dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de sa tarasconnade ; et l’autre la lui répétant mot pour mot, la Suisse en Société, l’affermage des montagnes, les crevasses truquées, l’ancien gérant se mit à rire.
 
« Comment ! vous avez cru… mais c’était une galéjade… Entre gens de Tarascon, pas moins, on sait bien ce que parler veut dire…
 
– Alors, demanda Tartarin très ému, la Jungfrau n’était pas préparée ?
 
– Pas plus !
 
– Et si la corde avait cassé ?…
 
– Ah ! mon pauvre ami… »
 
Le héros ferma les yeux, pâle d’une épouvante rétrospective et, pendant une minute, il hésita… Ce paysage en cataclysme polaire, froid, assombri, accidenté de gouffres… ces lamentations du vieil aubergiste encore pleurantes à ses oreilles… « Outre ! que vous me feriez dire… » Puis, tout à coup, il pensa aux gensses, de Tarascon, à la bannière qu’il ferait flotter là-haut, il se dit qu’avec de bons guides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard…
 
Il avait fait la Jungfrau… pourquoi ne tenterait-il pas le Mont-Blanc ?
 
Et, posant sa large main sur l’épaule de son ami, il commença d’une voix virile : « Écoutez, Gonzague… »